Le théatre des buts

Je lève un poing rageur, et crie un « Vamos » tonitruant presque digne des « Forza » agaçants de la joueuse de Tennis Mladenovic. Un vague reste de mes tribulations en Amérique Latine, couvert par l’explosion assourdissante de la foule. Je réitère le geste, hurlant cette fois dans ma langue maternelle, bien moins propice à la spontanéité :

« Allez là ! C’est bon ça! »

Je me retourne tout sourire. Thomas, en bondissant, me heurte la pommette droite. Je rouvre les yeux, aperçoit Léa qui saute – ou danse ?- d’un pied sur l’autre, tout en projetant ses bras vers le ciel. Cyril, derrière moi, vocifère des mots énigmatiques et incongrus dont « Papa », « plaisir », « c’est comme ça » ou « bien fait pour vos gueules » tout en s’acharnant à faire retentir la cloche qui d’ordinaire signale un pourboire chichement baillé.

« Ding-ding-ding-ding-ding-ding-ding-ding-ding-ding »

J’en ai mal aux oreilles. Si seulement c’était bel et bien pour signaler des pourboires, et non un but de la France, je serais riche. En face de moi, de l’autre côté du bar, une marée humaine tangue, saute, chante, vocifère et invective une boite à images haute définition. Depuis trente, quarante secondes. C’est long, comme extase. Surtout que de mon côté, j’affronte déjà les affres de la descente, et m’effleure alors cette question lancinante qui accompagne tout lendemain : et maintenant ?

Je force le sourire, réitère un « allez » peu convaincant, que personne n’entend de toute manière. Il faut que je trouve mieux. L’hystérie collective est toujours à son comble, et mon timide sourire dénote fortement avec l’allégresse ambiante. Voyons. Thomas, toujours bondissant, portable à bout de bras comme s’il prenait le monde entier en selfie, repasse dans mon champ de vision. Je me drape d’une joie démesurée et quelque peu forcée, l’agrippe et passe mon bras autour de ses épaules.Puis, je lui régale les oreilles d’un beuglement typiquement footballistique, tout en fixant son téléphone.

Bonne technique. Il m’entraîne dans sa danse joyeuse, et nous bondissons de concert. Je n’ai plus qu’à suivre le mouvement. Où comment se cacher dans le foule. Tout heureux de ma trouvaille, j’agrippe Léa et Cyril, les rajoute à notre amas de corps qui commence à ressembler à celui formé par les joueurs de l’équipe de France. Le pub entier semble s’être mué en un océan dessiné par une houle de corps venant en vagues désordonnées. C’est long. Thomas et Cyril fuient mon étreinte, cherchant de nouveaux exutoires à leurs joies. Je reste seul face à la mer de clients euphoriques, immobile et interdit, comme l’acteur ayant oublié son monologue. Un type saoul, qui une minute plus tôt insultait copieusement « MÔSSIEUR l’arbitre » me tend sa paume. Je tape dedans avec une conviction étonnante. Deux secondes de gagnées. Son copain l’imite. « Allez les gars ! ». Deux autres secondes s’écoulent. Des gens se congratulent, Thomas revient, me prend dans ses bras.

« On est en finallllleeeeeeuuuuhhh ! »

Merci vieux, tu me permets de donner le change quinze secondes de plus, sans rien faire. Je relève un bras, m’adresse au mur du fond, et relance un petit « Vamos » de derrière les fagots. Ça y est, un type me commande « quat’ pintes chef ! ». Bonheur et soulagement, j’arrête ma comédie, reprend mon travail et masque mon embarras et mes subterfuges derrière cet air occupé cher aux barmen. Au passage, je remercie mentalement Didier Deschamps d’opter pour une stratégie défensive et rigoureuse, qui m’évite trop de moments comme celui qui vient de s’écouler.

Car mon manque d’intérêt pour la chose ne doit pas, durant cette extase censée être commune, empêcher ou amoindrir le coït rageur des autres. Et car à feindre la joie d’une manière gauche, j’en bondis à contretemps, et y récupère de nombreuses bosses malhabiles. Et puis, je crois que mes collègues en ont assez que je m’accroche à eux à chaque but et à chaque coup de sifflet final. Allez, encore un match, une bonne cinquantaine de « Allez », quelques « Vamos Peru » pour la blague potache, deux -trois « Beeennnjamin Pavaaaard », une centaine de bonds sur place, 10 hurlements stridents de Léa, 20 fûts à changer, et c’en sera fait de la Coupe du Monde et de mon jeu d’acteur digne de celui de Neymar.

 

NB : Outre le fait que je viens de placer discrètement une référence hautement footballistique, ce dont je ne suis pas peu fier, soyons honnêtes : les tours passant et le suspense grandissant, je me suis pris au jeu. J’ai fait un demi-bond sincère et jusqu’ici inavoué à la fin de France-Belgique.

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